Haine et diffamation à l’ère du cannibalisme digital
La vulgarisation des technologies numériques et des supports de la médiatisation constitue l’un des traits marquants de notre époque. Elle aura permis, entre autres, une relative diversification/démocratisation du droit à la parole publique. Aujourd’hui, pourvu qu’il dispose d’un ordinateur ou d’un téléphone portable et soit connecte, n’importe qui peut plus ou moins s’exprimer librement, énoncer une parole à peu près sur tout et sur n’importe quoi, produire sans aucune autorisation préalable un récit ou des images et, surtout, les mettre en circulation sur le Net.
Au demeurant, il n’y a plus un seul domaine de la vie sociale ou privée qui échappe à cette emprise et, manifestement, il n’y a rien que l’on puisse y faire.
Facteur de progrès a plusieurs égards, cette situation tout à fait inédite de la condition contemporaine a cependant ses revers.
Il ne s’agit pas seulement de la dimension invasive de ces technologies. Il s’agit aussi de leur capacité d’effacement de l’idée même de limite – idée pourtant si cruciale aussi bien pour la formation du sujet démocratique que pour la vitalité même d’une sphère publique civile.
Car si l’on peut à peu près dire (et faire disséminer) tout et n’importe quoi contre n’importe qui, n’importe quand et sous n’importe quel prétexte, alors la voie est ouverte à un cannibalisme d’un type peu ordinaire.
Le cannibalisme digital est en effet en passe de devenir le passe-temps favori de notre époque – celle au cours de laquelle plus rien ne semble contenir désormais les pulsions de haine, d’envie et de jalousie, la soif de blesser, les furieux désirs de meurtre et de vengeance, aussi bien de la part des puissants que de la cohorte des malheureux, tous ceux pour qui la vie ressemble à une interminable persécution et a un calvaire sans fin.
Dans un tel contexte, haïr et diffamer ne sont pas l’apanage des faibles. Les puissants ne sont pas en reste. Dotés d’un capital culturel adéquat, ils savent manier ces armes avec autant, sinon davantage de dextérité.
Comme me l’enseigne une grande amie de très longue date – qui a été à plusieurs reprises victime de ces deux modes de lynchage a l’ère digitale – il n’y a pas seulement des haines chaudes, irrépressibles, intimidatrices et inextinguibles.
Certaines formes de la haine ne prennent jamais fin (sauf peut-être avec la mort simultanée de l’haïsseur et de celui qu’il hait). Mon amie m’explique par ailleurs qu’il y a d’autres formes de la haine qui se réactivent régulièrement. Elles se poursuivent y compris après la mort du “bel objet” (ou de l’objet présume immonde). Parfois, elles sont reprises par les survivants, les descendants ou les héritiers qui reconduisent ce faisant le rapport original d’inimitié, mais dans un contexte parfaitement diffèrent.
Quant à la diffamation, elle est semblable à une technique d’empoisonnement lent. Diffamer quelqu’un, ce n’est pas seulement disséminer à son sujet des histoires fausses. C’est chercher à le couvrir de boue, à rendre son existence intolérable et invivable.
L’un des revers de l’accès presqu’universel aux supports de médiatisation de notre époque aura été d’exposer, plus que par le passe, de nombreuses vies privées au chantage et a l’intimidation des spécialistes du haïr et du diffamer.
L’haïsseur diffame en produisant des récits et faux témoignages dont le statut de vérité est, pour le moins, indécidable ou incertain. Il est un falsificateur de récits. Généralement, il frappe masqué et anonyme, comme s’il était terrifié par son propre nom, sa propre silhouette, son propre visage.
Il compte sur le fait que beaucoup, de nos jours, sont disposés à relayer toutes sortes de pseudo-informations, sans se soucier d’en vérifier la véracité, et même lorsqu’elles n’ont pas d’auteur identifiable. Il suffit, pour cela, que le faux parvienne adroitement à se cacher derrière l’illusion de vérité.
Certains d’entre nous aurons été promus, depuis des années, au statut de “beaux objets” de haine et de diffamation.
Nous aurons suscité, de par notre existence même et de par nos choix (y compris de vie et de carrière), de vifs sentiments d’envie et de jalousie parfois viscérale.
N’avons-nous pas, malgré tout, une œuvre, un nom et une relative notoriété ? Ne publions-nous pas dans des maisons d’édition prisées ? N’intervenons-nous pas (à longueur de journée pour certains) sur des plateformes publiques et médiatiques renommées ? Ne sommes-nous pas, peut-être trop souvent, l’objet de l’attention de prestigieuses institutions, voire des puissants de ce monde ? Ces derniers ne nous couvrent-ils pas, a l’occasion, de reconnaissances, de titres et d’honneur si ce n’est d’argent ? Combien de gens de notre race ou de notre genre ne seront jamais capables, dans leur vie, d’être reçu avec autant d’égards, soumis qu’ils sont à l’humiliation et le harcèlement au quotidien ?
Il y a donc un ressentiment de classe dans la haine et la diffamation dont nous accablent ceux et celles qui croient faire de nous les boucs émissaires d’une insupportable condition subalterne. Homme ou femme, la technique consiste généralement en un mélange d’attaques personnelles et d’une pseudo-critique de nos positions théoriques ou politiques.
Au lieu de s’attaquer véritablement à vos idées (ou simplement de produire les leurs), ils s’en iront en répétant, fidèles à l’air du temps : “Pardieu ! Auriez-vous oublie que ce n’est qu’un homme noir ?” – par quoi il faut comprendre un prédateur sexuel, un bourreau de femmes victimaires et une procession d’enfants abandonnes.
L’homme noir, on le sait, c’est par ses bourses qu’il convient de le pendre.
Ils vous diront que nous ne sommes que des suppôts de l’Occident ; que nous militons en réalité pour l’asservissement de la race et la reproduction indéfinie du patriarcat et du capital. Et ainsi de suite – l’envie de blesser à la mesure de la blessure que l’on a soi-même subi. Mon amie précise que de tels sentiments constituent malheureusement un formidable réservoir d’énergie. Elle estime qu’ils ont pris encore plus d’ampleur dans un monde “rendu plus narcissique par les réseaux sociaux et le nombre de “like” par lesquels on est jugé” où l’on condamne.
En cette ère consumée par la production indéfinie de pseudo-scandales, la haine d’un homme noir par un autre homme noir ; d’un homme noir par une femme ; d’une femme par un homme noir, la haine de tous ceux qui se cachent derrière des identités d’emprunt – tout cela constitue la matière privilégiée du régime de cannibalisme digital dans lequel nous vivons.
Tout cela ne titille pas seulement la société de distraction. Tout cela nous permet de dire, a peu de frais : “Regardez combien je suis vertueux, tandis que ceux que l’on ne cesse de nous présenter comme des modelés de réussite ne sont, au fond, que des salauds”.
Que faire ? Porter plainte et s’en remettre à des avocats ?
Il aura, jusqu’à présent, été fort difficile pour la justice de condamner ceux qui orchestrent des campagnes de haine ou de diffamation sur le Net. Au nom de la liberté d’expression. Mais aussi à cause de la difficulté à identifier les coupables. Par conséquent, de nombreuses plaintes n’aboutissent guère. Dans tous les cas, le dommage est déjà accompli.
Exiger le droit au silence ? Se retirer sur l’Aventin ?
Il nous faudra, m’explique mon amie, apprendre à vivre avec cette présence de la haine. Elle me dit que la meilleure revanche, c’est de n’avoir cessé d’être à l’écoute, de n’avoir cessé de témoigner et de publier. Parfois, tout ceci exige la mobilisation de puissantes ressources intérieures qui permettent, le moment venu, de
maintenir irrémédiablement le cap et de ne point se laisser distraire. C’est peut-être à nourrir ces ressources, en chacun de nous, que réside le futur.
Une tribune du Pr Achille Mbembe, historien et philosophe, membre de l’équipe du Wits Institute for Social & Economic Research (WISER) de l’Université du Witwatersrand de Johannesburg en Afrique du Sud.